Château de Forbin
Posted: October 4th, 2020 | Author: Adeline Wessang | Filed under: interviews | Tags: château forbin, Futura 2000, Lady Pink, marseille, post graffiti | No Comments »New York à Marseille !
Le Château de Forbin a ouvert ses portes en juin dernier, sous l’impulsion de trois collectionneurs passionnés.
Cette magnifique demeure provençale du XVe siècle située à l’orée du Parc des Calanques sert d’écrin à l’exposition inaugurale intitulée Passage(s). On y découvre une quinzaine d’artistes new-yorkais des années 80 et 90, portés par une énergie brute, qui travaillaient le plus souvent directement dans l’espace urbain loin des écoles ou des galeries d’art. Sans en avoir conscience, ils ont engendré ce que nous appelons aujourd’hui communément le street art.
A l’origine, le graffiti est une écriture qui s’est d’abord déployée sur les rames du métro et les palissades. Hors-la-loi, voire dangereux dans ce contexte fortement répressif, le graffiti a depuis pénétré le milieu de l’art et la publicité par le biais de la culture hip-hop.
Les artistes présentés ont la particularité d’être issus de la scène de l’East Village de New York, dont Keith Haring endosse, sans aucun doute, le rôle de figure de proue.

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Visite avec Caroline Pozzo di Borgo, l’une des fondatrices
Vous avez, me semble-t-il, l’une des plus importantes collections au monde.
“Cent trente oeuvres sont montrées pour cette première exposition. Nous changerons l’accrochage selon les thématiques, ou en fonction des artistes qui viendront en résidence car il y a également une petite galerie à l’étage inférieur qui permet de montrer une exposition distinctement du reste. Nous ne pouvons pas montrer toutes les pièces de la collection d’un coup et ça n’aurait aucun sens de le faire.
Pour cette première exposition, nous avons souhaité montrer des pièces emblématiques qui permettent d’appréhender la richesse et les techniques du graffiti pour en retracer l’histoire. Cela nous semblait important. Cet endroit est atypique car ce n’est pas un white cube habituel, il y a des tapis, des canapés, nous voulions faire quelque chose de chaleureux, qui mette les visiteurs à l’aise. Je pense que cet endroit nous ressemble.”

En 2018, vous fondez Ghost Galerie à Marseille avec Stéphane Miquel.
“Nous avons trouvé cet espace en plein coeur de Marseille. Les locaux avaient appartenu à la police, ce qui est plutôt drôle étant donné que nous montrons des graffeurs ! La galerie est ouverte sur rendez-vous uniquement, car nous tenons à pouvoir accueillir les gens correctement et leur consacrer le temps qu’ils souhaitent.”
Marseille n’a rien à voir avec Paris. Qui passe la porte de la galerie ?
“Selon les moments, des étudiants, des collectionneurs étrangers, des jeunes des quartiers Nord, des curieux… C’est très varié et nous en sommes ravis. Nous avons conçu la galerie comme un lieu d’échange et pas uniquement comme un canal de vente.”
En parcourant les salles du château, on est frappé par la diversité des oeuvres : leurs supports, leurs couleurs…
“Il y a des techniques différentes : Aone par exemple, peignait au sol la majorité du temps. La position n’est pas du tout la même que lorsqu’on se tient debout face à une toile, et le geste aussi, de fait. Donc certaines toiles d’Aone n’ont pas une perspective traditionnelle.
Fab 5, lui, était très impliqué sur toile et également dans la naissance du hip-hop. Il a permis de faire connaître le mouvement en Europe via le Rap City Tour et il animait la fameuse émission Yo! MTV Raps qui a lancé tous les groupes importants comme MC Hammer, Busta Rhymes. Il a également signé le clip Rapture de Blondie.
Il y aussi Rammellzee qui a réalisé une toile qui se regarde à la lampe torche pour mieux en révéler les couleurs.”

Plus loin, dans la bibliothèque sont montrées les photographies en couleur d’Henry Chalfant, qui a documenté les graffeurs dans les dépôts du métro entre la fin des années 70 et le milieu des années 80. Il a réalisé qu’il était en présence d’une nouvelle forme d’expression, basée sur le lettrage et qu’il fallait documenter cette révolution.
“Très souvent on pense que les toiles ont plus de valeur que les dessins mais pour ces artistes, les deux sont importants car le travail préparatoire, sur le lettrage notamment, est primordial. Et tout est réalisé à main levée.”
En passant une porte, me voici presque nez à nez avec une oeuvre qui me semble familière : un personnage pixelisé. Space Invader ?
“Il s’agit de Don Leicht et John Fekner. Ils ont initié une collaboration en 1982 et créé ce personnage qui s’inspire du jeu d’arcade japonais Space Invaders. Ils lancent l’invasion sur New York dans la foulée avec la déclaration Your Space has Been Invaded. Dans le contexte de l’Amérique de Reagan, outre leur apport au graffiti, tous les deux se sont énormément impliqués en faveur des communautés latino et africaine américaine de New York.”

La visite se poursuit à l’étage avec quatre chambres donnant sur le parc luxuriant. Chacune est destinée à accueillir les artistes ou les invités qui viendront résider au château. Ce caractère intimiste renforce la convivialité des lieux. Sur un mur du couloir, une oeuvre de Dondi White qui avait été offerte au chanteur des Beastie Boys.
Hormis une femme artiste, Lady Pink, on ne trouve que des hommes dans le post graffiti. J’imagine qu’on peut certainement l’expliquer par le contexte de l’époque : la rue comme lieu d’expression et la dangerosité de New York, gangrénée par les rivalités entre les gangs depuis les années 70. Son nom, résolument féminin, a été choisi en concertation avec ses pairs masculins qui souhaitaient qu’elle puisse revendiquer son statut de femme et non se masculiniser. Vers l’âge de quinze ans, elle commence par taguer son nom en utilisant des couleurs comme le rose ou le violet lavande apposés directement sur la toile à la bombe, sans dessin préparatoire.
“Tout à fait, d’autant que l’architecture d’un crew new-yorkais du graffiti était calquée sur l’organisation d’un gang avec une personne à la tête et puis les acolytes qui vont voler des bombes, qui font le guet pour guetter l’arrivée de la police. Donc une femme n’avait pas sa place dans ce contexte. La plupart d’entre eux était issue des minorités et venait des quartiers défavorisés. Lady Pink a cette particularité, elle était féministe avant l’heure, mais elle l’a compris plus tard. C’est à dire qu’elle ne s’est pas empêchée de bomber sous prétexte qu’elle était une femme.”

Outre le caractère dangereux, est-ce-que le graffiti exigeait des capacités physiques plus complexes pour les femmes ?
“Pas vraiment mais c’est vrai que pour appuyer sur la bombe pendant un certain temps, il faut de la force.” (rires)
Dans la continuité de l’accessibilité à un large public, vous projetez d’initier des résidences d’artistes pour insuffler encore plus de dynamisme au lieu.
“Ils pourront venir séjourner pendant quelques semaines, produire des oeuvres sur place puisque nous avons aménagé un studio dans le parc qui leur permet de pouvoir s’isoler pour créer. Nous souhaitons également que le public puisse interagir avec eux lors de rencontres.
Ces artistes ont en commun le désir de rendre leur travail accessible au plus grand nombre – et c’était déjà le cas à leurs débuts.”
www.chateaudeforbin.com
www.ghostgalerie.com
Dicton de l’East Village :
“Avenue A, you’re Alright
Avenue B, you’re Brave
Avenue C, you’re Crazy
Avenue D, you’re Dead“
1- Futura 2000 (1982) / 2- Don Leicht (1983) / 3- Lady Pink (1981)
Crédits photographiques : Pierre Belhassen