Apollonia Saintclair

Posted: May 4th, 2013 | Author: | Filed under: interviews | Tags: , , | No Comments »

Je n’ai pas découvert Apollonia Saintclair par moi-même : c’est elle qui est venue jusqu’à moi d’une certaine manière, par l’intermédiaire de MMS qu’un proche m’envoyait de temps à autre. J’ai immédiatement été séduite par son trait, par l’emploi du noir et blanc et par son univers. Très peu d’information circule sur cette artiste, qui semble avoir établi une frontière imperméable entre son identité virtuelle et sa “vie incarnée”, pour reprendre ses propres termes. L’idée d’une interview a germé peu à peu dans mon esprit : je voulais la rencontrer, lui poser des questions et échanger avec elle.
Cet entretien a été réalisé par e-mail, sous la forme de questions – réponses envoyées de manière spontanée.

feet

La courtoisie, 2012

Bonjour Apollonia. Dans le texte de présentation sur votre site, il est mentionné que l’encre est votre sang (ink is my blood), ce qui induit un rapport très fusionnel avec votre médium. Qu’est ce qui a conditionné son choix ?

J’ai choisi cette phrase comme leitmotiv parce qu’elle exprime exactement mon rapport à la création: sans dessin, je n’existe pas vraiment; sans encre, je suis au mieux une promesse, au pire un fantasme. L’encre est le flux vital qui m’anime.

Je suis tellement le produit de mon encre que je ne saurais employer d’autre média pour l’instant. Ce penchant remonte d’ailleurs à très loin: j’ai toujours été fascinée par la puissance évocatrice des dessins de Leonardo. Dessiner pour comprendre le monde: analyser, réduire, simplifier, et puis recréer un univers nouveau. Dessiner le pensable – le vol ou les machines de guerre – mais aussi l’inconcevable: dessiner le Déluge. Créer du sens avec uniquement du noir et du blanc, avec du plein et du vide, répartis judicieusement dans un cadre.

Oui, le dessin est probablement le seul média – avec la peinture – permettant de représenter à la fois la réalité et ce qui n’est pas représentable. Vous avez cité Léonard de Vinci. Je me demandais quelles étaient vos sources d’inspiration et s’il vous arrivait de travailler d’après photo.

Je crois qu’au delà du média pour lequel un artiste ressent une affinité, la création est une tentative de décrire l’indescriptible : essayer de trouver une forme tangible à une intuition abstraite, comme pour se libérer d’une démangeaison qu’aucun grattement ne saurait calmer. Une de mes nouvelles préférées de H.P Lovecraft s’intitule justement L’indicible. Durant tout le récit, autant le narrateur que Lovecraft évoquent avec une certaine délectation une horreur innommable, sans jamais pouvoir, même lorsqu’elle finit par se matérialiser réellement, la dire avec des mots.

En 2012, motivée par le pur plaisir de faire, j’ai commencé à concevoir le dessin comme un projet beaucoup plus vaste qu’auparavant, comme un territoire qu’il fallait explorer de manière approfondie et non plus comme un simple terrain d’excursion dominicale. Tout ce que l’on peut voir sur le net est donc une sorte de livre de bord, des premières gammes hésitantes du début aux derniers dessins qui commencent à présenter une certaine densité. Et pour être honnête, je n’avais pas imaginé un instant que ce projet retiendrait autant d’attention ; tout ce que je voulais, c’était dessiner plus sérieusement.
Mes influences graphiques sont évidentes : les maîtres insurpassables, Moebius et Milo Manara, le Léonard et le Caravage de la BD. Et puis, parmi d’autres, Bilal, Varenne, Schuiten ou encore Liberatore. Mais aussi des magiciens de l’image comme Markus Raetz ou Dan Graham.

Ma plus grande source d’inspiration est probablement la littérature ; j’ai été nourrie par des auteurs comme Jorge Luis Borges, Guy de Maupassant, H.P.Lovecraft, Richard Matheson, Gustave Flaubert, Frank Herbert – et bien sûr, Henry Miller et Anaïs Nin. Toutes ces lectures m’ont légué une quantité d’images latentes, qui n’attendent que d’entrer en collision avec une observation de la vie réelle ou une photographie pour être révélées. Une fois que l’idée d’un dessin émerge, je collectionne, grâce à la toile, des images de référence dont je tire des fragments que je juxtapose, transforme et complète jusqu’à ce que le résultat corresponde à mon image intérieure. Cette manière de “sampler” est un pur produit du choc avec la culture web : la toile est devenue en quelques années une formidable prothèse visuelle.

bear

Le grand frère (The elder brother) Night version, 2012

C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de Facebook que j’ai découvert votre travail. A l’heure actuelle, Internet agit comme un trait d’union entre le public et vos dessins : on peut consulter votre tumblr ou acheter via des sites comme Society6 ou Big Cartel. J’aimerais savoir si vous pourriez envisager – à moyen ou à long terme – une occupation plus “physique” en exposant par exemple en galerie ou dans un lieu dédié ?

Je suis bien sûr redevable à Internet d’avoir trouvé si vite une audience et une chambre d’écho pour mes dessins, mais je n’ai aucun à priori particulier contre le fait d’exposer dans l’espace d’une galerie ou d’une institution.

Une partie de mon projet, que la toile seconde admirablement, c’est de pouvoir montrer initialement les dessins nus, sans qu’ils soit parasités par la présence, somme toute anecdotique, de leur auteur. Je suis bien consciente que cela ne reste finalement qu’un découplement partiel et qu’il est impossible d’isoler de manière étanche l’œuvre de son créateur, mais je dois avouer que j’ai été secrètement ravie de commencer à découvrir mes dessins flottants deci delà sur le réseau, sans aucune mention de mon nom. Le simple fait que des parfaits inconnus décident de choisir une de mes images comme avatar ou qu’ils l’invitent à enrichir leur quotidien sur leur blog est une énorme motivation.

La toile présente aussi l’avantage de l’éphémérité durable: je peux me permettre de soumettre, lorsque j’en suis satisfaite, un dessin brut de décoffrage, sans devoir réfléchir deux fois s’il est digne d’être publié; je le place sur mon blog et s’il ne trouve pas de public rapidement, il est vite enseveli sous la masse d’autres images; si par contre il déclenche quelque chose dans le public, par définition très varié, que l’on rencontre sur Tumblr ou Facebook, le dessin va être reproduit de manière virale et s’auto-perpétuer sans que je puisse ou doive intervenir.

Une exposition physique offre certainement une dimension complémentaire, mais c’est aussi un instrument plus lourd qui demande un investissement plus conséquent et absorbe inévitablement des ressources au détriment du dessin. A l’échelle de ce que je souhaiterais devenir, je suis un nouveau-né; c’est pourquoi je préfère laisser le temps au temps, afin de pouvoir me développer – grandir – dans le plaisir, à mon rythme.

lezard

La fille mordue par un lézard (Girl bitten by a lizard), 2013

Vous avez précédemment évoqué la collecte d’images récoltées sur Internet : vos “images de référence”. Combien de temps travaillez-vous à un dessin ? J’imagine que cela doit être une donnée variable.

Le temps varie en effet beaucoup d’un dessin à l’autre; pour certaines images quelques heures, pour d’autres des jours, voire des semaines. Il y a cependant toujours une grande divergence entre la création mentale du dessin, qui ne dure qu’un instant, et sa densification sur son support réel. Lorsque j’ai débuté, j’étais surtout intéressée par la technique – ou plutôt par le processus de traduction d’une image en un dessin noir et blanc; j’ai souvent employé des photographies telles quelles, certaines anonymes, d’autres signées, sans apporter d’invention majeure dans leur trame symbolique. A présent, sans cesser de travailler le dessin, je me sens assez sûre pour créer des images de toutes pièces et me lancer dans des récits plus personnels et plus complexes.

Chaque dessin représente pour moi aussi l’opportunité d’un voyage d’exploration dans l’histoire de l’art. Par exemple, lorsque j’ai dessiné la fille mordue par un lézard, je n’étais pas consciente qu’il y avait une peinture du Caravage ou une sculpture d’Auguste Clésinger qui traitaient d’un thème semblable. C’est en réfléchissant à un titre, une fois le dessin terminé, que j’ai découvert ces œuvres.

karl

L’amour-chien (You’re under my skin), 2012

Lorsque l’on remonte dans l’historique du tumblr, il y a un certain nombre de dessins comportant de la couleur – principalement du rouge. Il semble que vous vous êtes peu à peu affranchie de l’emploi de la couleur, pour ne réaliser que des productions en noir et blanc à présent. Est-ce une décision formelle ? En d’autres termes un moyen de s’affranchir de l’aspect illustratif que peut avoir un dessin, pour ne conserver que l’essence même de ce dernier.

Le choix du noir et blanc n’était pas obligé, il s’est imposé peu à peu. D’une part, je suis un fille de la BD et de l’autre, pour apprendre, il faut réduire provisoirement le champ des possibilités. Le noir et blanc, au delà de la réduction technique, est, comme vous l’avez relevé, un niveau d’abstraction supplémentaire qui me permet de me concentrer sur les fondamentaux du dessin comme la silhouette, les ombres, la géométrie, etc.  et d’essayer ainsi de comprendre ce qui fait l’essence d’une image.
A mon avis, il y a une interaction, mieux : une sorte de co-évolution entre les images mentales et les dessins réalisés. Autrement dit, la manière de dessiner a une influence directe sur les idées d’images qui me viennent à l’esprit, ne serait-ce que parce que j’élimine tacitement celles qui ne cadrent pas avec les moyens d’expression dont je dispose. Au début, j’ai plus souvent usé la couleur – presque toujours en aplat, donc d’une manière relativement stylisée – pour passer peu à peu, voyant son efficacité et suivant aussi un penchant naturel pour les contrastes forts, au noir et blanc. Parallèlement j’ai presque cessé de penser à des images en couleur. Là encore, je pense que lorsque j’aurai le sentiment d’avoir acquis une maîtrise suffisante de l’abstraction – dont je suis encore très loin -, je me remettrai à dessiner, et donc à concevoir, en couleur.

kiss

Le tâtonnement aveugle (The blind trial and error), 2013

Les personnages féminins sont omniprésents dans votre travail, constituant ainsi une sorte de panthéon d’héroïnes dont le spectateur découvre les histoires. Lorsque la figure masculine est représentée, elle n’est pas traitée comme étant le sujet principal, de par le choix de la composition ou du motif.

L’éternel féminin ne traverse-t-il pas, de Willendorf à Man Ray, toute l’histoire de l’art? Ce qui en revanche est peut-être différent, c’est le changement de point de vue. Les personnages féminins m’intéressent particulièrement parce qu’ils me permettent de mettre en scène le thème du pouvoir de manière ambigüe. Le terme d’héroïne me plaît beaucoup, car l’héroïne est la définition même du pouvoir acquis par le renoncement préalable de soi-même: sans sacrifice, il n’y a pas de maîtrise de son destin. Si je devais nommer une femme vivante comme modèle, je citerais l’actrice Stoya. J’aime représenter des femmes fortes dont la nudité est l’armure et dont l’abandon est le levier qui soulève le monde.

A quoi ressemble une journée type de travail ?

Cela n’existe pas…

http://apolloniasaintclair.tumblr.com/

Toutes les images : Courtesy de l’artiste

hair

Le Voudou, 2012